TEXTES: JASON HUTHER
PHOTOS: QUENTIN PERRENOUD

Dans les pâturages de l’arc jurassien pousse une plante aux fleurs jaunes: la gentiane. Connue depuis l’Antiquité pour ses vertus digestives, sa racine est aussi distillée depuis belle lurette.
L’eau-de-vie qui en est issue passe pour être un alcool de grands-parents, mais la jeune génération, tout en prenant garde à préserver ce patrimoine, s’est emparée de son amertume pour la revisiter en remportant plusieurs prix.
Cet automne, nous sommes allés dans le Jura bernois à la rencontre de Gaëtan Gyger et ses proches qui vont courir les prés à sa recherche. Les produits que confectionne la fratrie Gyger allie innovation et savoir-faire.

La lourde pointe de fer s’abat à côté de la touffe de longues feuilles jaunes et vertes sur lesquelles quelques gouttes de pluie s’écrasent. L’objet s’enfonce profondément. Gaëtan Gyger pousse sur le manche en bois et un craquement se fait entendre. «J’ai récupéré ces outils au village. À l’époque, chacun avait son pic à gentiane», raconte l’ingénieur agronome de 27 ans, en arrachant de terre l’objet à l’aspect franchement médiéval. Il va répéter l’opération plusieurs fois autour de la plante, faisant balancier jusqu’à arracher la précieuse racine. Son arme, munie d’une pointe plus longue que celle d’une pioche et d’une hampe épaisse, pèse plus de 10 kilos. Un outil «sur mesure». «C’est un forgeron qui doit fabriquer la pointe, et ensuite on doit trouver le bon manche. Ça peut coûter entre 400 et 500 francs.»
Creuser la gentiane est un travail laborieux, qui se perd dans les limbes de la mémoire humaine. «Dans la région, on l’a toujours fait», relate Ami Gyger, le père de Gaëtan, en retirant, au couteau et avec les doigts, un maximum de terre de la racine qu’il vient de mettre au jour. «Faut en laisser le plus possible ici, ce sera ça de moins à nettoyer après.» Les propriétés de la gentiane jaune sont connues depuis l’Antiquité, notamment pour ses vertus digestives. «Ici, quand les gens âgés ont mal au ventre, ils en boivent», relate Gaëtan, qui a donné un coup de jeune à ce digestif de grand-papa. Il y a cinq ans, avec ses deux frères Tim et Luca, il a lancé Gagygnole, une petite entreprise qui confectionne toutes sortes d’alcools agrémentés de gentiane, pour ses arôme et amertume caractéristiques. Attaché aux valeurs de proximité et de terroir, Gaëtan, qui exploite une ferme à mi-temps, ne travaille que des produits de sa région et dans le respect d’une certaine tradition vivante. «Au début j’allais creuser avec mon grand-père. À l’époque beaucoup de monde le faisait, mais c’est du boulot.»

«Au début, j’allais creuser avec mon grand-père. À l’époque, beaucoup de monde le faisait, mais c’est du boulot»

Gaëtan Gyger, fabricant de spiritueux

Rare mais invasive

Pour assurer le rude travail, il a rassemblé une petite équipe de proches. «C’est l’occasion de se voir, de faire une sortie ensemble», raconte le jeune homme. «Une année, un copain était tellement trempé par la pluie qu’il a fini à poil les bottes aux pieds.» Les éclats de rire et les gags potaches entrecoupés des ahanements du creusage donnent une saveur toute particulière à la vision de ce pré surplombant la commune bernoise de Petit-Val et ses quatre villages, dont Souboz, d’où viennent les Gyger. Dans le champ, petit à petit, les tas de racines se multiplient. «Replacez bien la terre et les cailloux dans les trous», rappelle Gaëtan, qui a demandé expressément au paysan s’il pouvait creuser là.
«La gentiane pousse dès 750 mètres. Elle aime les sols pauvres et déteste la fauche», explique le jeune homme. Ainsi donc et bien qu’on en trouve ailleurs, les pâturages de l’arc jurassien lui sont propices. «Partout où le sol est nourri, elle ne vient plus. Ici, on est dans une zone de promotion de la biodiversité, il n’y a pas d’engrais.» Mais pourquoi l’arracher si elle est dans un espace protégé? «Elle peut se montrer invasive et les vaches ne la mangent pas», explique Gaëtan, qui détaille: «Il faut huit ans pour qu’elle fleurisse, signe qu’elle est bonne à être creusée». Ensuite, il faut attendre l’automne, quand elle s’est ressemée et que la sève redescend enrichir la racine. La plante demeure, néanmoins, protégée. «Par an, dans le canton de Berne, on a droit à 100 kilos par personne», précise le passionné.
Aujourd’hui, l’objectif est de ramasser 200 kilos pour les préparations de Gagygnole, qui sont macérées et non distillées. C’est le cas de l’un de ses produits phares: la Souboziane, qui a récemment remporté une médaille d’or au Concours suisse des produits du terroir. «Je ferai aussi quelques bouteilles de goutte pour remercier les gens d’être venus», dit-il avec un sourire. «Il faut compter 100 kilos pour environ cinq bouteilles d’eau-de-vie. Avec le même poids, je peux faire 1000 litres d’alcool macéré», compare Gaëtan.

Le Kärcher pour la terre

«Je crois qu’on est bon, on fait la pause et on remplit les sacs», signale Gaëtan aux creuseurs. Des mains noircies par la terre attrapent les petits verres d’eau-de-vie. Un «santé» et quelques tranches de saucisse plus tard, chacun s’empare d’un sac en jute. Gaëtan monte dans son fourgon. «On redescend pour nettoyer et broyer.»
L’opération se déroule à Souboz, devant les locaux de Gagygnole, au centre du village. Un ami de Gaëtan, Dan, s’affaire à asperger chaque racine au Kärcher. «Il faut retirer toute la terre, pour éviter qu’elle ne donne du goût.» En face de lui, Jean-Daniel installe le broyeur. «C’est une machine pour le bois, je l’ai modifiée pour qu’elle puisse s’attaquer aux racines», explique le bricoleur, avant de la démarrer et d’y précipiter la gentiane toute propre. Celle-ci est éjectée dans un tonneau. Une partie sera mise à fermenter aussitôt, pour faire de l’eau-de-vie, et l’autre séchée.
Au milieu de ses cuves, Gaëtan décrit ce processus: «Pour la Souboziane, on fait macérer de la gentiane séchée avec des agrumes dans du vin blanc, du chasselas de Bevaix (NE). Pour cette raison, c’est le seul de nos produits qui n’est pas bio.» Sa vodka aromatisée à l’aspérule odorante, une fleur printanière, et son gin parfumé à la gentiane sont bios. Chacun a reçu, il y a peu, une médaille d’argent au Concours Distisuisse. Le secret de ses recettes? «Il faut de bons produits, mais surtout ne pas avoir peur de tout goûter.» Dans sa cave, il nous présente son dernier trésor: un whisky 100% jurassien et vieilli en fût. Le premier du genre à en croire le jeune homme. Mais il faut encore patienter avant de savoir si, comme certaines autres concoctions, il goûte la gentiane. La dégustation est prévue en 2021.

«Il faut de bons produits, mais surtout ne pas avoir peur de goûter.»

Gaëtan Gyger, fabricant de spiritueux